LE DRAGON DES BRUMES
Thomas Day
Pour Michel Meurger dont chacun des essais a altéré ma vision de la réalité, et pour ce qui nous lie désormais aux hautes terres d’Écosse…
Les garçons méprisaient tout ce que leurs aînés appréciaient. Ils dédaignaient la beauté et raillaient la bonté. Ils éclataient de rire à la vue d’un infirme et, s’ils apercevaient un animal blessé, ils le lapidaient à mort. Ils se vantaient de leurs blessures, ils arboraient avec orgueil leurs cicatrices, et réservaient leur admiration toute particulière aux mutilations : un garçon à qui il manquait un doigt, c’était un roi. Ils adoraient la violence, ils pouvaient parcourir des lieues pour voir le sang couler et jamais ils ne manquaient une pendaison
Ken Follet, Les Piliers de la terre
I
ASSIS SUR UN ROCHER moins blanc que la laine lavée, plus gris que les premières neiges, le jeune Cairn se sait prisonnier, enraciné malgré lui dans le ventre, vert et eau, de paysages qu’il porte comme un poids. Il voudrait échapper aux hautes terres d’Écosse par trop connues, aux gens qui l’ont déjà jugé et ne changeront plus d’avis – quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise. Mais comment échapper à une époque, l’an de grâce 1138, qui fer rouge sur fer rouge ne peut être saisie, vaincue, enterrée ? Comment briser des chaînes qui n’existent que dans son propre esprit ?
À quelques pas, un homme approche, fait crisser de ses chausses les cailloux de la colline. Un oncle. L’homme s’arrête, regarde l’adolescent.
« Il y a du foin à rentrer, il sera perdu s’il pleut. »
Cairn ne répond pas. D’un simple mouvement de paupières, il efface les mots, il oublie le travail. Les yeux fermés, il ordonne à son âme de parcourir les champs des lendemains, à toute vitesse, toute à sa course. Un jour… il couchera l’herbe lointaine, pleine de couleurs, et s’arrêtera aux premières terra incognita. Ces horizons tant redoutés par les prêtres qui ne voient là que les ouïes des enfers – les évents du malin à l’écoute des faiblesses de l’âme humaine. Il ira. Mais pas aujourd’hui. La fuite s’éteint, touche les paupières pour les rouvrir, comme une plume duveteuse qui voleta et se pose enfin.
L’oncle s’éloigne doucement, il trouvera quelqu’un d’autre pour rentrer le foin, ou il ne trouvera personne. Pour Cairn cela ne fait aucune différence.
Une jarre de bière glacée coincée entre les pieds, l’adolescent observe son village accroché aux lèvres des plages de l’île noire. Il s’agit d’Havoc, quelques maisons de pêcheurs à une quinzaine de lieues au nord d’Inverness. Depuis toujours, depuis bien trop longtemps, comme un chien attaché occupé à tendre et mordre sa corde, Cairn vit ici, dans une de ces maisons de pierres entassées. Des habitations qu’il déteste, où il passe le moins de temps possible – en été on s’y repose entre le foyer et l’étable, dans la puanteur animale, et dès que l’hiver s’annonce, on y crève de froid, surveillé par la maladie.
Les yeux du jeune homme se perdent dans les lignes de brume tracées par le matin d’automne, filaments de nuages trop bas qui s’accrochent aux habitations dispersées, se confondent avec la fumée des cheminées, couvrent les chemins de boue et de cailloux. Une brume qui rend fantomatiques et effrayants les bœufs des highlands, leur grosse fourrure rousse, leurs longues cornes qui percent leur tête massive de part et d’autre, pour se courber majestueusement, sans heurt.
Pour la plupart, les adultes ont quitté le village avant l’aube, pour les champs, la chasse ou la pêche. Il ne reste que quelques vieilles occupées à tisser, à préparer le gruau, ou les légumes pour la soupe. Çà et là, quelques gosses aux cheveux ébouriffés par le vent aident sans conviction, jouent bruyamment ou tentent d’échapper à la vigilance de leurs aînés.
Cairn se désintéresse de ce spectacle. Où qu’il soit, quoi qu’il fasse, il appréhende le poids d’une épée dans sa main. Il imagine la vision que l’on a du monde quand on porte un casque de cavalerie lourde. Et le vent, qu’il écoute, porte le bruit des volées de flèche qui, comme un orage, fracassent crânes et gorges des armées. La nuit, il marche dans les campements du roi David Ier assoiffé de sang anglais, à la recherche de filles à soldats, d’ivresse et de jeux. Il marche sans avancer, sans se déplacer, sans peiner dans la boue, ou sentir l’odeur réconfortante du crottin ; il progresse à travers la fixité de ses rêves, aigri, atterré de savoir que probablement il ne pourra jamais fracasser un crâne anglais, violer leurs femmes et piller leurs villes du Yorkshire, leurs cités fortifiées si riches.
II
Au loin, sur fond de brume, apparaît la silhouette dégingandée, grotesque, de Bones, dont la peau est si claire que même le soleil de printemps arrive à la faire rougir. Derrière ce corps noueux d’arbre mort qui peine à gravir la colline, derrière les longues tresses rousses qui accentuent encore plus l’oblong d’un visage de cadavre, suit l’immense et toujours affamé Mains-Sales, couvert de crasse, aux vêtements raides de n’être lavés qu’à chaque orage, vêtements occupés à cacher les plis de graisse d’un corps tout de gaucherie et d’excès.
Cairn regarde ses amis, boit un peu de bière fraîche et se dit que ce qu’il vit avec eux, c’est à la vie, à la mort, qu’ils le suivront le jour où il décidera de quitter les hautes terres pour Edinburgh ou pour le campement d’Urquhart, sur les bords du Loch Ness. Là où, paraît-il, on recrute des jeunes, de la viande bien tendre et dénuée de cervelle, pour l’invasion du Yorkshire.
Bones et Mains-Sales posent leurs fesses sur les rochers humides. L’eau pénètre leurs vêtements, mais ils s’en moquent. Ils se contentent de boire de la bière en regardant la dissipation des brumes matinales, l’œil presque vide.
« Et si on allait voir les anges de mer, dit Cairn.
— Jamais tu changes de légende ?
— T’as peur, Bones, c’est ça ? T’es comme une femme, haggis ?
— Non, mais je ne me vois pas voler un bateau de pêche pour voir des créatures qui n’existent pas. Et prendre le bâton à mon retour. Et je ne suis même pas sûr que nous soyons assez bons marins pour tenter une aventure de ce parfum…
— Mon oncle Duncan les a vus », annonce Mains-Sales de sa voix hésitante.
Il se racle la gorge avant de continuer. Personne ne le coupera : Mains-Sales est trop bête pour mentir, il est même trop bête pour essayer.
« Leur peau brille. Elle est parfaitement lisse, grise comme le métal, mais ce n’est pas du métal, c’est souple et doux au toucher. On dit que ces créatures ont le sang chaud et rouge comme les hommes. On ne peut les apercevoir qu’à un seul endroit de toute l’Ecosse, il s’agit d’un don du ciel. Les anges de mer nagent un peu au large d’Inverness, à l’est du bras de mer. De temps en temps, les pêcheurs trouvent un de ces anges dans leur filet, ou échoué sur la plage, mais ça n’arrive qu’une fois par génération. On dit qu’ils sautent de vague en vague et adorent les hommes. Leurs cris sont divers, aigus. J’ai ouï-dire qu’ils ont leur propre langue, une langue divine que personne ne comprend. Mon oncle raconte toujours que ces êtres ont une tendresse particulière pour les enfants et que ceux qui en ont le courage peuvent plonger avec eux, nager en leur compagnie. Mais parfois ils vous emportent au fond du bras de mer, où l’eau est plus froide que la neige. Et vous ne remontez jamais. Pour certains, ces créatures célestes sont les sirènes des légendes. »
Bones lève sa grande carcasse osseuse, ramasse la cruche de bière aux pieds de Cairn et boit une longue gorgée.
« On ira l’été prochain, quand il fera chaud, on partira plus loin qu’Inverness, jusqu’au port de Perth, si vous voulez. Mais pas aujourd’hui… Aujourd’hui j’irais bien vers l’ouest, voir les cerfs rouges.
— On n’en a jamais vu, pas le plus petit, jamais, annonce Cairn.
— C’est pour ça qu’il faut y aller, un Ecossais ne peut pas être considéré comme un homme s’il n’a jamais vu de cerf.
— Pareil s’il a jamais mis son visage dans le cul d’une fille… Et ça me paraît plus facile que de voir un cerf rouge. »
Bones sourit.
« Je te fadaise pas, Cairn… Les cerfs et les aigles sont l’âme de l’Ecosse… Là, c’est la saison des amours, ils se battent au crépuscule, les branches de leur tête mêlées, parfois jusqu’à la mort. Ça doit être beau.
— Rien n’est plus beau que ce qui est mort, annonce Cairn… Il faut aller à Islay pour voir des cerfs rouges à coup sûr. Tu le sais aussi bien que moi.
— Islay, c’est parfait, sauf que c’est de l’autre côté de l’Ecosse. Tu veux aller de l’autre côté de l’Ecosse, chez les Frasers, les McLeod ou les Douglass ? On se fera écorcher avant d’avoir marché vingt lieues.
— Et alors, t’as peur ? Ne marchons pas, volons un bateau. Partons. Voguons. De toute façon, quoi qu’on fasse ici, on prend le bâton et les filles se moquent de nous, ou refusent de nous parler de peur d’être bastonnées à leur tour. Volons un bateau pour ne jamais revenir et si on meurt en mer, ou dans un traquenard, ce sera mieux que de rester ici, on aura vécu des tas de choses avant.
— Non, dit Bones. Ne te méprends pas sur ce non ; je veux bien partir de Havoc, tu comprends, mais allions mon esprit et ta fougue… Une aventure de ce parfum ça se prépare, il faut voler des vêtements, des couvertures, des outils, des armes, de la nourriture. Et il nous faut une bonne carte, ce serait folie de partir sans. Allons voir les cerfs rouges, aujourd’hui. Après, on ira au repaire des naufrageurs parler d’aventures devant un bon feu, de la bière et du poisson fumé. Quitte à partir, n’essayons pas, réussissons. J’ai seize ans, toi dix-sept, Mains-Sales vingt, on est des hommes…»
Cairn cède, il sait que Bones est beaucoup plus malin que lui, et si Bones l’aide, si Bones prend le temps nécessaire pour réfléchir, trouver une carte et tout ce dont ils auront besoin pour devenir de grands aventuriers, jamais ils ne pourront échouer. Ils iront au bout du Monde, là où il fait toujours chaud, où les femmes ont la peau sombre et ouvrent leurs cuisses contre un sourire, car il fait si chaud qu’on ne pense qu’au cuissage. Ils iront jusqu’au bord du monde. Là où certains croient que la mer se jette comme une cascade sans fin, là où les cartes promettent des monstres si laids qu’on ne peut les regarder et prendre la mer ensuite sans y penser. Mais Cairn sait que la mer ne se jette pas de cette façon. Par contre, les monstres existent, comme il existe des anges de mer…
Les trois jeunes gens se mettent en marche vers l’ouest, le grand Bones – William de son véritable prénom – en tête, suivi de Cairn, costaud, court sur pattes. Mains-Sales ferme la marche.
Ils n’ont rien d’autre à faire. Chacun d’eux gagne, jour après jour, mauvaise réputation, de Havoc à Muir of Ord et même jusqu’à Inverness. On les traite à raison de voleurs de poules, de moutons, mais aussi d’outils, de viande séchée. À chaque fête d’équinoxe à Muir, ils courent les filles au point de les bousculer ; ils détroussent les anciens et se proposent aux jeux de jets, de hache et de lutte qu’ils ne gagnent jamais, mais troublent toujours par leur mauvaise foi évidente. À une exception près : la lutte romaine où Cairn jette à terre bien des adultes, maîtrise parfois quelques joueurs professionnels venus des régions de Oban, Pitlochry ou Stirling.
Chaque mois de l’année mène l’un ou l’autre des trois garnements à la bastonnade méritée. Depuis quelques saisons, la liste de leurs griefs ne peut plus être gravée sur le tronc d’un arbre, aussi grand soit-il.
Leurs pas les mènent au milieu d’un troupeau épars, occupé à brouter les plages et les coiffes émeraude des falaises éventrées de Munlochy Bay. Mains-Sales trouve amusant de courser une brebis à quatre cornes, qui le précède de saut en saut, apeurée. Le jeune homme court et crie, ses chausses évitant avec talent cailloux et rocher pour ne frapper que l’herbe humide. La brebis s’arrête, s’élance à droite, violemment, pour lui échapper. Mains-Sales coupe cette nouvelle trajectoire en riant, mais se laisse glisser dans l’herbe, de peur que son élan ne le jette dans le vide. Un hurlement accompagne sa glissade.
Il regarde les pattes arrière de l’animal déraper sur l’herbe. Et comme si le temps se figeait, la brebis passe de l’autre côté de son champ de vision, de l’autre côté de la falaise.
Un bêlement immédiatement suivi d’un bruit mat le force à mordre son poing.
Il se relève et s’approche du bord, à un pas du vide, de la chute. La brebis repose dix yards plus bas sur des roches grises que son sang et ses viscères recouvrent partiellement. Mains-Sales reste planté dans l’herbe d’automne, encore verte, incapable de bouger, les yeux fixés sur cette bête qui, malgré son ventre éclaté, bouge encore par sursauts.
« T’es content de toi ? demande Cairn. Quel baiseur de cochon !
— J’voulais pas ça.
— Mais quelle outre à merde ! Tu peux pas t’empêcher de nous rouler dans la fange. Faut s’en aller les pieds au cul ; on va encore se faire fouetter au sang à cause de toi. Jamais… Jamais une journée sans faire une bêtise, pour une fois ? »
Mains-Sales se brise en deux pour vomir toute la bière qu’il a bue. Cairn l’attrape par l’épaule et le pousse en direction opposée de la falaise, si fort que Mains-Sales manque de tomber.
Au premier cri de la bergère, les gamins se hâtent de gagner l’orée de la forêt la plus proche. Alors qu’ils pénètrent dans l’ombre des sous-bois, ils entendent hurler :
« J’vous ai vus, vauriens, bouses sur pattes ! Ah ! vous avez bien œuvré une fois de plus. Je t’ai reconnu Cairn Ross… J’vais aller voir ton père et le bâton va te casser le dos. »
Ainsi gueule la vieille Cairgh, une ancienne du clan Munro. Il y a quelques hivers, un coup de froid lui a volé une partie de sa raison. Depuis, la moitié de son corps peine à avancer, et la même moitié de son visage reste fixe, probablement jusqu’au jour de sa mort. Cairn se dit que personne ne la croira, mais que probablement son père va lui détendre un peu la couenne pour fêter ce qu’il appelle le bénéfice du doute.
Les trois garnements sortent de la forêt à toutes jambes. Cairn et Bones rient. Mains-Sales tente de se débarrasser des vomissures qui fleurissent sa barbe noire, peu fournie malgré toute la nourriture qu’elle accueille repas après repas. Quand ils ont repris leur souffle, ils se mettent en route vers le nord, vers les hautes terres de l’île noire, une presqu’île en fait, dont on dit qu’elle fut griffée par Dieu lors des premiers jours du Monde.
Sans trop avoir fait attention aux chemins suivis, Cairn, Mains-Sales et Bones arrivent en vue de la hutte de la fille des collines, une paria qui vit seule au milieu de son troupeau de bœufs à poils longs. Une jeune femme infirme que l’on dit apte à faire commerce avec les esprits anciens de la terre et de la mer.
« Vu qu’on est là… On pourrait s’amuser », dit Bones.
Quand Bones parle de s’amuser non loin d’un endroit où vit une femme seule, Cairn s’attend toujours au pire. Mais jusqu’ici rien de tel n’est jamais arrivé ; Bones est trop peureux pour écarter de force les cuisses d’une fille, même celles d’une infirme.
Mains-Sales sourit de toutes ses dents gâtées, mais les pépins noirs de sa bouche ne manquent pas de s’éteindre quand la fille des collines sort de sa hutte couverte de liasses de chaume. Elle s’appuie sur un long bâton sculpté. Une envie de violence déforme son visage.
« Qu’est-ce que vous faites sur mes terres, bons à rien ? »
Cairn fait un pas en avant. Il n’a pas peur, surtout pas d’une infirme. Mais en fait, à bien y réfléchir, il redoute que cette femme soit vraiment une sorcière capable de le maudire, de lire le destin dans son sang versé… et d’empoisonner les troupeaux et les champs, à l’aide de mots étranges, directement soufflés dans ses poumons par les démons. Mais jamais Cairn n’avouera sa peur de la sorcellerie à quiconque.
« On fait que passer, boiteuse…
— Pour aller où ?
— Chasser le cerf rouge…
— Sans arc, ni lance ? Tu vas les tuer avec le feu de ton cul ?
— Aussi vrai que tu dis, boiteuse, ou par la seule odeur de Mains-Sales. »
La fille des collines s’emmitoufle un peu plus dans sa peau de mouton et fait quelques pas vers les vauriens. Si elle a peur, il n’y paraît rien. Ses genoux louchent et sa démarche donne à rire. Mais aucun des jeunes gens ne réussit à desserrer les dents. Elle a l’air décidée à les rouer de coups au moindre faux pas et sa haine la rend attirante, du moins c’est ce que pense Cairn.
« Vous allez finir mal tous les trois, le vent vous dit ça tous les soirs, mais vous ne l’écoutez pas. Sauf toi…»
La boiteuse montre Cairn du doigt. La gorge du jeune homme se serre.
«… toi tu écoutes le vent, tu es doué pour ça, mais tu n’entends que ce que tu veux entendre. Des batailles surtout. Cette vieille terre usée par le vent n’appartient pas encore aux hommes de croix et à leur sauveur, le Christ. Un jour prochain, la terre finira par se venger de ce que vous lui faites endurer.
— Laisse-nous, sorcière, si tu ne veux pas…
— Quoi, toi ? Toi, William, tu vas faire quelque chose à une Munro, à une infirme de ton propre clan, à une parente ? Je n’ai pas été bannie, même si je vis loin de Havoc, alors que c’est le sort que les vôtres vous réservent. La terre finira par se venger, moi je vous le dis. Pensez-y avant de faire de nouvelles bêtises…
— Tu sais rien de la terre, rien de la mer, t’es de ceux et celles qui disent qu’il n’y a pas d’anges de mer près d’Inverness », annonce Mains-Sales.
Cairn ne l’avait jamais vu autant remonté, courageux. La boiteuse fait un pas en avant pour parler :
« Oh si, il y en a, au milieu du bras de mer qui caresse Inverness. On les voit quand on a les fermes de Culloden plein sud. Des anges pour certains, des esprits très anciens pour d’autres… Leur peau est grise, comme recouverte d’huile. Ils ont des yeux intelligents et une sorte de bec arrondi comme les oiseaux, avec des petites dents. Jour et nuit, ils dansent de vague en vague, parfois ils sautent au-dessus du soleil couchant et c’est parce qu’ils cherchent sans cesse à regagner le ciel qu’on les appelle des anges. Mais des bons à rien comme vous seraient capables d’essayer d’en capturer ou d’en tuer un.
— Non… non, on veut juste aller les voir.
— La terre va se venger, William. La terre va se venger, Cairn. Quant à toi, Duncan, dit Mains-Sales ou Porte-Merde, t’es l’idiot de ton village, ne profite pas trop de ce privilège… et arrête de suivre ces deux démons…»
Mains-Sales, que personne n’appelle par son véritable prénom, Duncan, car il s’agit aussi du prénom de son illustre oncle, ramasse une poignée de bouse sèche et la jette sur la jeune femme. Celle-ci fait un signe de la main comme si elle leur avait tout dit. Elle rentre dans sa maison. Un paquet de bouse fraîche frappe sa porte et y reste accroché quelque instant avant de tomber dans la boue.
« Pourquoi t’as fait ça, Mains-Sales ?
— J’suis pas idiot, j’aime pas qu’on m’appelle Porte-Merde… Et elle m’a fait peur. Ce qu’elle a dit sur la terre, ça fait vraiment peur, je vais faire des cauchemars…»
Cairn ne peut s’empêcher de rire, suivi par Bones qui est obligé de se tenir le visage dans les mains pour cacher les larmes d’un fou rire qu’il ne peut arrêter.
« Pourquoi vous riez ? demande Mains-Sales.
— T’es moins malin qu’une grosse vache, haggis. T’es complètement idiot. Je connais personne de plus idiot que toi. Je suis sûr que tu oublies d’ouvrir ton kilt pour pisser.
— Ça arrive à tout le monde, non ?
— Non, nous ça nous arrive jamais…
— J’vais, j’vais vous…»
Mains-Sales pousse un hurlement et part à la poursuite de ses amis moins âgés, moins grands, plus rapides. Tous trois dévalent les ravins, grimpent les collines en hurlant. Ils traversent bientôt une larme de forêt, abandonnée au milieu de la lande. Ils brisent des branches mortes sur leur passage, juste pour le plaisir de casser, de dégager des allées dans ces sous-bois où se réfugient parfois voleurs et vagabonds.
Des trois, Bones court le plus vite. Il arrive le premier au saut de l’ange, une anse au cœur des petites falaises de Cromarty, où l’eau lèche sans cesse les parois rocheuses qu’elle a creusées au fil des siècles en une poche profonde. À quelques pas du vide, Bones se débarrasse de son kilt, de ses chausses et lance sa peau blanche, ses os saillants, dans les vagues déchaînées du saut de l’ange. L’eau froide, glacée comme les ruisseaux du dégel, lui brise les bourses avant de les étreindre. Le souffle coupé, il se débat en tous sens, cherche la surface en regardant monter les bulles d’air qui sortent de ses narines. Sa tête crève les flots juste au moment où Cairn frappe l’eau salée juste à côté de lui. Au-dessus d’eux, Mains-Sales se dépêtre de ses vêtements, plonge la tête la première et crée une gerbe d’eau que ne renierait pas un bœuf de douze cents livres. Et avant d’avoir regagné la surface, ses amis commencent à le frotter avec des chevelures d’algues. Ils le laissent respirer une fois, très peu de temps, et le noient pour le frotter encore et encore.
Quand Mains-Sales regagne les plus proches rochers, sa peau affiche – par plaques – une belle couleur d’herbe printanière. Assis sous un aplomb de roche blanche et grise, couverte de merde de mouettes et autres oiseaux de mer, Cairn et Bones grelottent de froid et de rires, à l’unisson, alors qu’à quelques mètres devant eux, Mains-Sales regarde l’ampleur des dégâts.
« C’est malin, bœufs sans cornes ! Je suis tout vert !
— Ben, t’as plus qu’à te laver… quand t’as plongé, t’étais tellement sale et puant que tous les poissons sont morts à vingt yards à la ronde.
— Je vais vous tuer !
— Lave-toi d’abord, on voudrait pas que nos plaies s’infectent, ou pire nos fantômes. »
Cairn et Bones regagnent l’aplomb où ils ont laissé leurs vêtements. Cairn ramasse les siens, frotte son corps avec et se rhabille. Bones fait un peu de surplace pour sécher sa peau laiteuse couverte de taches de rousseur, ses longs cheveux roux lui tombent sur le visage. Accroupi, Cairn ne peut s’empêcher de sentir l’odeur pestilentielle, aigre, des vêtements de Mains-Sales. Il les prend du bout des doigts et les laisse tomber plus bas, un à un.
« Hé ! crie Mains-Sales. J’ai que ceux-là. Ils vont jamais sécher… Et l’eau de mer ça abîme la laine. La vieille va me tuer…
— Ils puent, c’est pire qu’un enclos à porcs avant la pluie. »
Mains-Sales récupère ses affaires trempées, les roule en boule et regagne la rive qu’il longe jusqu’au premier ruisseau. Là, il s’accroupit et entreprend de nettoyer ses affaires.
Cairn et Bones le rejoignent peu après. Ils ne peuvent s’empêcher de rire, le dos et les fesses de Mains-Sales sont toujours verts.
« On va au repaire des naufrageurs, on fera du feu. T’as qu’à nous y rejoindre pour te sécher.
— Va falloir que je rentre, dit Mains-Sales.
— On rentre pas ce soir, dit Cairn. On va attendre que nos pères se calment pour la brebis et on va préparer la grande aventure.
— J’ai faim, moi.
— On mangera des coquillages, c’est pas bon, mais ça coupe la faim.
— La dernière fois, j’ai été malade, fallait que je m’arrête derrière chaque arbre ou rocher. Et j’ai eu le trou du cul tellement en feu que je pouvais plus m’asseoir.
— Dis plutôt que c’est à cause des cochons…
— Quoi ? Quels cochons ? Je comprends pas…»
Cairn et Bones ne peuvent s’empêcher de rire, ils saisissent les vêtements de Mains-Sales et commencent à se les passer de l’un à l’autre.
« Arrêtez ! » gémit Mains-Sales.
Cairn et Bones laissent les vêtements tomber dans l’herbe et prennent le chemin de la cache secrète qu’ils appellent le repaire des naufrageurs, où il n’y a jamais eu, bien entendu, le moindre naufrageur.
III
Le dos chauffé par un bon feu, Cairn ferme les yeux pour mieux laisser le vent porter à ses oreilles le bruit des vagues ; et à ses narines le sel de la mer, la puanteur doucereuse des algues d’un été trop court, déjà enterré. Quand les cerfs cesseront de bramer, l’hiver reviendra ; la neige et le froid s’empareront du monde. Cairn en vient à rejeter la splendeur des hautes terres d’Écosse ; probablement parce qu’il existe un grand nombre de pays inconnus, bien plus de montagnes à enjamber, et encore plus de rivières, et de mers à traverser. Il pense aux pays qui promettent des chaleurs éternelles, des goûts et des parfums inespérés. Il sait qu’enjamber une montagne, encore inconnue la veille, c’est comme vivre, en un seul instant, l’explosion de mille printemps. Quant à traverser une étendue d’eau, ça ne peut être qu’un voyage à la découverte de sa propre identité, où l’on trouve réponse dans chaque reflet, chaque vaguelette, en attendant que votre âme vous rattrape.
Cairn se souvient de la brebis, des sursauts qui parcouraient son corps brisé. D’un geste, accompagné d’un grognement, il arrache cette pensée, la jette loin de lui. Il entend, encore et encore, les mots de la boiteuse, la malédiction de cette sorcière. Il regrette pour la brebis, et aussi pour cette fille, si belle, à Muir of Ord, le printemps dernier… Cette fille qu’il a traitée de catin, et frappée au visage ; parce que justement elle n’était pas une catin et ne voulait pas lui céder ses faveurs, même contre un cochon. Sans doute une fille bien, une fille comme il n’en aura jamais. Elle sentait si bon… cette odeur le hante. Il voudrait effacer toutes ces fautes et même celles qu’il a oubliées, ressusciter la brebis, refermer le visage de la fille, qui saignait tellement. Mais vers la veille, il ne peut retourner ; et jamais il ne pourra la faire vaciller d’un jet de pierre.
Cairn entend Bones remettre du bois dans le feu, juste au moment où le craquement d’une branche, sur sa droite, le fait sursauter. Il ouvre les yeux et sort de la petite caverne – ouverte sur le bras de mer de Cromarty – qu’ils ont surnommée quelques années plus tôt le repaire des naufrageurs. Il longe la falaise sur deux yards et sourit en voyant arriver Mains-Sales. Celui-ci tient une lanterne qu’il a probablement volée. Un gros sac de toile pèse sur son épaule.
Cairn tique en voyant le visage de son ami couvert de croûtes de sang.
« T’es tombé ?
— … sur mon père, qui savait pour la brebis de la vieille Cairgh.
— Et ?
— Ben, je l’ai jeté à terre et j’ai pris tout ça pendant que ma mère me frappait avec un linge mouillé. Je l’avais jamais encore vue gueuler autant. Je lui ai mis un coup de poing et…
— Et ?
— Elle fait dodo… Elle est pas morte, j’ai vérifié… À mon avis faut pas que j’y retourne avant que je sois mort, ou eux…»
Cairn sourit à toutes dents.
« Maintenant on va avoir encore plus de mal à rentrer chez nous, à cause de toi… Ils vont dire que c’est de notre faute si t’as frappé tes parents.
— Ça l’est… C’est vrai quoi… Et puis je crois que j’ai compris pour ce que vous avez dit pour les cochons, vous avez vraiment des idées sales…
— Allez, montre ton butin plutôt que dire des bêtises. »
Bones se lève pour accueillir son ami. Mains-Sales pose la lanterne dans un coin, prend une couverture qu’il étend sur le sol de terre battue pour déballer son sac : de la viande fumée, une dague anglaise un peu rouillée, une outre vide, une autre pleine de bière, des navets roses, des plats pour cuisiner, un fléau pour battre le blé ou fracasser un crâne.
« Bien…
— C’est un bon commencement, Bones ?
— Sûr. »
Cairn se découpe un morceau de viande fumée. Il regarde ses compagnons avant d’annoncer : « J’vais à la chasse au lapin…»
Mains-Sales sourit et Cairn quitte la caverne pour trouver un endroit propice. Accroupi au bord de la falaise, il contemple la nuit noire quand il aperçoit un peu de lumière sur la berge opposée du bras de mer. Il s’essuie avec des feuilles, remet son kilt en place et descend jusqu’à la plage. La mer s’est retirée sur une bonne lieue, mais Cairn n’a guère envie de marcher dans le limon noir. L’odeur en est épouvantable et on ne sait jamais jusqu’à quelle profondeur on s’enfonce, parfois jusqu’au nombril. Il regarde l’autre rive et voit, à travers les voiles de la nuit noire, un petit peu de lumière, probablement un feu, mais il en est au moins à deux ou trois lieues.
« Bones ! Mains-Sales ! Venez voir. »
Les deux adolescents finissent de mâcher leur viande séchée et rejoignent leur ami sur la plage.
« Oui ? demande Bones.
— Tu vois ça. »
Bones ouvre les yeux, scrute la berge du bras de mer.
« Un feu ?
— Je crois aussi. Dis-moi, personne ne vit dans ce coin-là…»
Bones semble réfléchir.
« Non, la terre est tellement imbibée d’eau de mer que rien n’y pousse et au-dessus c’est des falaises avec les roches à nu, on peut pas faire brouter un troupeau là. C’est pauvre et inaccessible. Y’a une crique dans ce coin, je me demande si c’est pas là qu’il y a le feu. On y est allés une fois en bateau, vous vous souvenez ?
— Sûr. C’est calme pour les infidélités d’été… Il y a une toute petite plage de galets au fond de la crique. »
Cairn regarde le point de feu posé sur l’horizon nocturne. Le point disparaît de temps à autre. Il marche sur la plage quelques mètres jusqu’à ne plus voir la lumière. Il progresse dans l’autre sens sur cent yards et au bout d’un moment ne voit plus le feu. Il essaye de réfléchir mais n’est pas sûr de comprendre ce que ça veut dire.
« Je vais aller voir, c’est marée basse, j’aurais à nager qu’une lieue.
— T’es fou ! Tu sais ce que c’est nager une lieue ?
— Je l’ai déjà fait.
— Non, tu racontes n’importe quoi, Cairn. T’as jamais nagé sur une si longue distance dans une eau aussi froide. Tu seras épuisé et noyé avant d’arriver.
— On peut pas aller chercher un bateau, c’est pas le moment, et si je dois remonter à pied toute la berge du bras de mer, il y a au moins huit lieues à marcher. »
Bones regarde la plage et annonce :
« Il y a un autre moyen, aidez-moi. »
Les adolescents s’approchent d’un gros morceau de bois qu’il tire jusqu’au limon.
« Va falloir le tirer sur cinq cents yards.
— C’est moins dangereux que de nager, moins long que marcher.
— Et qui te dit qu’il flotte ton tronc ?
— C’est un morceau de bois, et un morceau de bois ça flotte, Cairn, surtout vu la légèreté de celui-ci.
— Je veux y aller seul… Ça vous ennuie ?
— Non, nous on va dormir au chaud, pendant que tu attraperas froid. Et quand tu passeras l’automne à agoniser, on se mettra entre les cuisses des putains de Perth ou d’ailleurs.
— Et pourquoi on n’attend pas que la mer remonte ? demande Mains-Saies.
— Parce que je veux aller voir ce feu maintenant », répond Cairn.
Les trois jeunes gens poussent le bout de bois sur le limon, puis décident de le soulever et de le porter sur l’épaule. Au vu de la disparité de taille, Mains-Sales ouvre la marche, suivi de Bones et enfin de Cairn. Ils tombent deux fois avant d’avoir de l’eau jusqu’aux hanches. Ils laissent le bout de bois flotter.
« On te rejoindra là-bas par la terre, au petit matin.
— D’accord, Bones. »
Cairn s’assoit sur le morceau de bois et se met à ramer avec les mains. Il y a un peu de courant, mais deux fois rien. Il glisse sur une mer à peine tremblée par le vent. Il progresse lentement vers son but, pas assez vite à son goût. Quand il se retourne, il distingue les courbes de la plage, des falaises et le feu, minuscule, qui colore le cœur du repaire des naufrageurs.
Alors que la marée commence à remonter, Cairn arrive près de la berge, quelques centaines de yards avant la crique. Comme il l’a prévu, il ne peut plus voir le feu qui l’a attiré de là où il se trouve. Il n’essaye même pas d’échouer son bout de tronc et l’abandonne au gré des vagues. Comme l’a prédit Bones, il grelotte de froid, trempé et claquant des dents. Il marche sur les galets à la recherche d’un silence impossible. Il approche peu à peu de la crique et a si froid qu’il se sent nauséeux. Devant lui, à quelques yards à peine du but avoué, la plage disparaît pour laisser les vagues se briser sur de hautes parois rocheuses, verticales et couvertes d’algues.
Cairn se remet à l’eau et nage vers la crique. Passé les rochers, il ouvre grands les yeux et, effrayé, manque de se noyer. Une vague le prend alors qu’un courant violent le tire par les pieds et le jette contre la paroi rocheuse, là où l’eau est froide comme la mort. Cairn dérive dans l’eau glacée à la recherche de son courage ; avant d’être avalé par le ressac il avait juste eu le temps d’apercevoir un immense dragon au fond de la baie. Et un feu sur la plage.
Mais il ne veut pas mourir de froid, noyé… Et quand il réussit enfin à remonter à la surface, à dégager les cheveux trempés qui lui piquent les yeux, il se rassure sur la nature du dragon qui l’a tant effrayé : il s’agit d’un bateau nordique d’environ quinze yards de long. En proue, une tête de dragon, massive, guerrière, dévore les flots à fendre comme bûche, pointe les terres à atteindre. De grandes déchirures arrachent à la voile, délavée par le soleil et l’eau salée, le peu de splendeur qui lui restait. Mais l’embarcation, probablement équipée d’avirons, peut cingler sans voile. Cairn remarque un gros gouvernail à l’arrière du dragon, sur son côté droit.
L’adolescent a déjà entendu parler de ce genre de bateaux nordiques, un enfant dirait qu’il s’agit d’un drakkar, mais ce n’est pas un drakkar, plutôt un knorr, un navire conçu pour la haute mer et non le cabotage. Certaines histoires parlent de bateaux de ce genre échoués près de Skara Brae ou dans les îles de Lewis, mais aucune de ces légendes ne parle d’un knorr à tête de dragon. Celui-ci doit être particulier, unique peut-être, car taillé pour la haute mer, mais décoré comme un navire de guerre.
L’adolescent progresse le long de la coque. Quand l’eau n’arrive plus qu’à mi-mollet, il s’accroupit pour regarder la plage. Un homme semble monter la garde. Il bouge à peine, ne lève guère les pieds. Il donne l’impression de lutter pour garder son équilibre. Trois silhouettes allongées sous des couvertures dessinent un triangle autour du grand feu. L’homme de quart boite légèrement. Cairn s’approche encore. Au fin fond de la crique il distingue un amoncellement récent de rochers, de pierres, de sable – une tombe ou plutôt un charnier au vu de ses dimensions.
L’adolescent retourne sans bruit à l’arrière du bateau et grimpe dedans en utilisant la gueule du dragon, s’accrochant aux énormes canines sculptées. Il remarque d’abord la présence de coffres, d’objets roulés dans des couvertures. Il saisit une petite hache de guerre plantée dans le mât. Deux longues plumes d’aigle et des coquillages sertis le long du manche décorent cette arme d’un genre inconnu.
Cairn détaille le bateau, inspecte la voile endommagée ; il sait réparer ce genre de dégâts. Avec Bones et Mains-Sales, ils ont suffisamment le pied marin pour diriger ce bateau jusqu’à Perth, voire plus bas le long de la côte d’Écosse si une telle envie les prend. Ça ne leur posera aucun problème, les gréements ne semblent pas plus complexes que ceux d’un bateau de pêche des highlands et le cas échéant, un homme par aviron, et un autre au gouvernail suffisent pour avancer.
Ce navire devient maintenant celui de Cairn, celui avec lequel il quittera l’île noire pour aller voir les anges de mer. Il serre son poing sur le manche de la petite hache de guerre. Il se laisse glisser dans l’eau et essaye de trouver le meilleur angle d’approche pour… tuer le garde. Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit. Tuer un homme, lui ôter la vie de sang-froid. Jusqu’à ce moment précis, Cairn ne donnait pas de nom à l’acte qu’il s’apprêtait à commettre. Le nommer complique les choses. Il ne s’agit pas de se défendre, ou de défendre les siens, il s’agit d’acheter un rêve, peut-être futile, avec du sang. D’un autre point de vue, donner un nom à cet acte le clarifie, Cairn sait désormais jusqu’où il est décidé à aller pour être libre, différent des autres, pour voler la seule chance qu’il aura peut-être de devenir un aventurier. Il n’hésitera pas longtemps, le bateau vaut le meurtre. Le meurtre ?
Les meurtres… car s’il commence, il devra aller jusqu’au bout, mettre à mort les trois hommes à terre avant que ceux-ci ne se réveillent pour le maîtriser – le tuer – probablement.
Caché derrière le bastingage de proue du bateau, Cairn regarde sa cible. Maintenant, il sait ce que signifie réellement le mot peur. Il ne lui restera qu’à connaître la terreur qui paralyse.
L’homme de garde ne bouge pas avec aisance, il semble épuisé, blessé, ses yeux se ferment tout seuls. Visiblement, il ne tient pas son épée avec fermeté. Elle l’encombre. Quant aux hommes qui dorment, à bien les observer, ils souffrent, gémissent, et le feu brille dans les perles de sueur qui couvrent leurs fronts. Il ne fait pourtant pas chaud.
Cairn avance doucement dans l’eau fraîche, il progresse vers le garde occupé à regarder ses compagnons à terre. En sortant de l’eau, un des pieds de l’adolescent glisse sur les galets instables et manque de provoquer sa chute. L’homme du nord se retourne. Il dévisage Cairn, sans lever son arme, préférant lui adresser un signe de la main. Un signe qui ne veut pas dire épargne-moi mais épargne-toi. Ou peut-être attend. Cairn a stoppé net ses pas pour observer l’homme au visage couvert de boutons, de petites plaies. Il comprend alors qu’une terrible maladie a vaincu cet équipage, au complet, y compris l’homme de garde… Ils mourront tous, comme leurs compagnons enterrés dans le charnier.
Cairn pense au bateau. Il veut ce bateau. Son bateau.
L’homme dit quelques mots dans une langue que l’adolescent ne comprend pas. Un de ses compagnons couchés se réveille et tente de saisir une hache qui se trouve à ses côtés, mais sa main n’arrive même pas à déplacer l’arme, elle se contente de rester posée dessus. Cairn lève la tête vers l’homme qui le domine d’une tête, peut-être plus. Une barbe blonde dévore le visage de cet étranger, remonte jusqu’à la bataille de ses cheveux courts et sales. Cairn respire un grand coup et fonce en hurlant. L’homme le regarde, ne réagit pas, n’essaye même pas de lever son épée pour se défendre. Et au moment où Cairn la frappe, sa victime a fermé les yeux, probablement pour ne pas regarder la mort.
Le coup de hache brise l’épaule de l’homme du nord. Il tombe à genoux en abandonnant son épée. Celle-ci tinte sur les galets. Le sang afflue à gros bouillons, recouvre la main posée sur la plaie béante. Cairn se rend bien compte que l’homme à genoux n’est pas mort, qu’il doit souffrir atrocement. Au bord du gouffre, non loin de glisser dans la folie ou la paralysie, le jeune Écossais prend le temps de poser la hache sur les galets. Il ramasse l’épée de l’homme blessé et ferme les yeux le temps de sentir ses jambes le trahir. Il entend un râle derrière lui, ressent comme un mouvement à la limite de son champ visuel. Son instinct de survie l’oblige à se reprendre. Il enfonce son épée, de ventre à dos, dans le corps de sa première victime.
Juste après, il achève de la même façon les trois malades.
Pendant quelque temps, assis sur un rocher, il attend, il réfléchit à ce qu’il vient de faire. Il regarde l’épée qu’il a plantée dans les galets. Cette lame, cette longue garde, ce manche dessinent une croix dominant une tombe vide – la sienne sans doute. Une certitude l’aide à reprendre le dessus. Son rêve valait bien la vie de quatre mourants et même plus. Il nettoie les armes ensanglantées sans toucher le sang. Il charge le feu avec tout le bois qu’il trouve, se débarrasse des corps un à un dans le bûcher, puis de ses vêtements – il en a vu d’autres, étranges, dans le bateau. Il brûle tout ce qui, à ses yeux, comporte un danger. Il a trop entendu parler de la peste, même s’il sait que ces hommes du nord n’avaient pas la peste. Il sait que le feu tue la maladie…
Alors qu’il déballe les objets du knorr, Cairn s’émerveille. Il trouve d’abord différentes gouges en bois sculptées, certaines décorées de perles bleues, puis de nombreux vêtements de couleur rouge sombre, ou de cuir clair, tout aussi décorés. Il déballe des armes étranges, comme la petite hache, mais aussi des flèches, des arcs comme il n’en a jamais vus, des massues en forme de tibias de bœuf. Pour le reste, il trouve des bijoux, des pots en terre cuite contenant des pigments rouges et noirs, des peignes, du nécessaire de pêche, de superbes fourrures d’animaux qu’il n’arrive pas à identifier, des fourrures très claires pouvant servir de couverture ou de vêtements.
Il ouvre un coffre contenant des chaussures trop petites pour être portées, même par des bébés. Il se dit qu’il s’agit probablement de jouets, comme les pièces rondes en bois à deux faces différenciées qui n’ont aucune valeur intrinsèque, aucune spécificité et ne sont donc probablement pas des pièces de monnaie.
Une étrange malle chevillée à la coque contient de superbes objets en racines tressées : des paniers, des nasses pour les poissons et une armature qui se porte sur le dos et semble conçue pour que l’on y mette un bébé ou un très jeune enfant. Roulé dans une pièce de tissu, soigneusement éloigné du reste des armes, Cairn trouve un poignard. Il prend le temps de l’observer, de vérifier son bon équilibre. Le manche a été taillé dans un os, décoré de pierres bleues. L’artiste qui a créé cet objet en a gravé la lame de représentations naïves d’animaux sauvages. Celle-ci s’avère tranchante comme si elle venait d’être passée à la pierre à aiguiser.
Cairn se jure de garder ce splendide poignard jusqu’au jour de sa mort.
IV
Le jour se lève sur le bûcher. Cairn a noué un linge propre et mouillé d’eau de mer sur sa bouche et son nez pour éviter de vomir à cause de l’odeur de la chair humaine calcinée. Il ramasse du bois, à côté duquel il était passé dans l’obscurité, et alimente le feu, sans cesse. Les abords du bûcher sont si brûlants qu’il doit parfois jeter le bois d’une distance de plusieurs pas. Il lève les yeux au ciel et comprend tout de suite son erreur, la fumée noire et épaisse se voit de loin. Elle va attirer du monde, pêcheurs, chasseurs ou bergers et tout seul, il ne pourra lever l’ancre.
Décidé à se frapper la tempe du poing pour se punir, il entend alors des cris. Bones et Mains-Sales arrivent à la nage. Le rêve continue.
« Quel bateau ! annonce Bones.
— Un dragon de légende », dit Mains-Sales.
Cairn est fier de lui, il ne dira rien des hommes qu’il a tués, sauf qu’il a brûlé les corps.
« N’approchez pas de la plage ! Crie-t-il à ses amis.
— Pourquoi ?
— Ils sont tous morts de maladie. J’ai mis mes vêtements au feu. J’ai tout brûlé…»
Bones et Mains-Sales montent directement dans le bateau. Sans attendre, les trois jeunes gens se mettent en quête de vêtements propres et secs. Ils accrochent leurs kilts trempés au gréement avant de déballer tout ce que Cairn n’a pas exposé sur le pont.
« C’est une robe !
— Non !… C’est un kilt normand.
— Un kilt normand ? Ça a rien de normand, et c’est une robe avec de la place devant pour une poitrine de pondeuse, c’est moi qui te le dis…
— Je crois que tout ça vient de la Terre Sainte, c’étaient des croisés qui revenaient et se sont perdus…»
Cairn s’en veut d’avoir détruit tous ses vêtements, il n’a trouvé qu’une robe à sa taille. Il la serre avec une ceinture de cuir décorée de perles, l’ouvre en deux du nombril à la gorge, et replie un des pans du vêtement pour se faire une sorte de chemise.
« Et maintenant ?
— T’as l’air d’un gredin des mers ! »
Les adolescents finissent de s’habiller et lèvent l’ancre avant la marée basse. C’est beaucoup plus facile que Cairn ne le supposait.
« Alors ? On fait quoi les amis ? On va voir les anges de mer ?
— Un peu oui, cap sur Inverness ! »
Bones et Mains-Sales descendent la voile. Ils la répareront plus tard. Cairn se met au gouvernail. Bones et Mains-Sales aux avirons.
« Faut longer les rives sud du bras de mer, sinon on va passer à la vue des gens de Havoc ! crie Bones sans s’arrêter de ramer.
— Les anges de mer se trouvent à quatre miles marins au nord-est d’Inverness, d’après mon oncle. Et la boiteuse a dit qu’il fallait avoir les fermes de Culloden plein sud… Ce qui semble correspondre.
— D’accord…»
V
Sans croiser le moindre bateau de pêche en chemin, le knorr quitte le petit bras de mer de Cromarty en direction de l’est. Il longe la côte vers le sud, vers Inverness. Les jeunes gens cachent un temps le knorr dans une anse secondaire, déserte. Ainsi, le dragon échappe à la vue des pêcheurs qui rentrent aux villages avant le crépuscule. Au nord-ouest, la nuit tombe sur les reliefs des hautes terres, sans mettre le feu aux nuages, sans le moindre spectacle, la moindre couleur. Puis, à la nuit noire, ils lèvent l’ancre.
« Je ne suis jamais allé aussi loin, remarque Bones, en suivant les lumières d’Inverness qui disparaissent peu à peu.
— Aucun de nous n’est allé aussi loin », annonce Cairn.
Après avoir dépassé Inverness de deux miles marins, d’un commun accord Mains-Sales, Cairn et Bones jettent l’ancre tout près de la côte, dans une partie du bras de mer exempte de courant, où l’on ne voit aucune lumière de village ou de ferme isolée.
« Faut faire attention, il y a probablement quelques écueils dans le coin qui attendent les bateaux pour les éventrer. »
À la lueur d’une lampe, les adolescents réparent la voile déchirée. Ils cousent, rapiècent, plaisantent, se traitent de femme à tour de rôle. Le travail achevé, Mains-Sales s’intéresse aux vêtements rouges, aux vêtements de cuir décoré de perles. Il en essaye plusieurs qui, comme la robe de Cairn, ne sont pas adaptés à la morphologie masculine. Après quelques essais, il trouve enfin une veste à sa taille, superbe.
« Regardez ! »
Bones et Cairn sourient. Ce dernier en profite pour se déshabiller, s’emmitoufler dans une couverture et transformer en chemise la robe éventrée qui flotte autour de son torse et de ses épaules. Il la raccourcit, coupe un morceau de tissu, fait des ourlets à la partie découpée et accroche les deux pans du vêtement à l’aide d’une étrange épingle – on dirait de la corne, ou plutôt une plume noire dont il ne resterait que la nervure centrale.
Mains-Sales a mis les doigts dans les pots de pigments et entoure ses yeux de noir. Il fait glisser les pots vers Bones qui, à son tour, se couvre le visage de pigment rouge. Peu de temps après, Mains-Sales s’endort épuisé, décidé à ronfler toute la nuit.
Cairn est assis en poupe, il cherche quelques lumières isolées aux flancs du monde, quelques fermes du côté de Culloden, mais ne voit rien. Bones s’approche de lui. Derrière eux, Mains-Sales ronfle comme un bœuf, les reniflements en sus.
« Tu peux mentir à Mains-Sales, si ça te chante, mais tu ne me mentiras pas longtemps. Ce feu qu’on a vu, ce ne sont pas des morts qui l’ont allumé, entretenu.
— De quoi tu parles ?
— J’ai vu du sang sur une des armes, il y avait du sang sur les galets, je l’ai vu depuis le bateau. Tu les as tués ? Tous…»
Cairn penche la tête en avant, crache dans les vagues.
« Oui, je les ai tués. Ils n’étaient pas écossais, ils n’étaient pas chez eux et ils étaient tous malades, sur le point de mourir. Je te jure que c’est vrai.
— Je te crois, tu n’aurais pas pu maîtriser trois ou quatre hommes du nord à toi tout seul… Tu es un bon lutteur mais tu ignores tout du maniement des armes.
— Crois-tu que j’ai mal fait ? »
Bones se gratte la tête, enlève une croûte qu’il fait glisser entre ses lèvres.
« Non. Ça valait le coup… Ce que nous vivons, aucun enfant que nous connaissons ne l’a vécu avant nous et ne le vivra après nous. Mais il ne faut rien dire à Mains-Sales, je ne suis pas sûr qu’il comprendrait… Tu as fait attention avec les hommes malades ?
— J’ai tout brûlé, j’ai fait très attention. Je n’ai touché aucun des corps. Tu peux me faire confiance… Je ne veux pas mourir, au contraire, maintenant que nous avons ce bateau, je veux vivre, quitter les hautes-terres d’Écosse pour écraser les Anglais…»
Les deux adolescents se couchent alors. Mais Cairn ne peut s’empêcher de se souvenir des mots de la boiteuse :
« La terre va se venger, William. La terre va se venger, Cairn…»
VI
Le soleil n’est pas encore levé quand les adolescents offrent la voile au vent d’ouest, pour partir à la rencontre des anges de mer. Un vent qui ébouriffe leurs cheveux.
Par le choc de la poupe au ventre des vagues, mille gouttes d’eau salée bruinent sur leurs visages et leurs vêtements. Ils ont froid, mais ils se sentent libres. Ils ont peur, mais ils se sentent libres. Droit devant eux, le soleil déforme la mer, prêt à s’extirper de cette poitrine liquide et sans fond. Le souffle du ciel gonfle la voile qui a été rapiécée sans génie, mais convenablement. Et le knorr fend les vagues à une allure bien déraisonnable.
Cairn tente de bloquer le gouvernail, mais comme il n’y arrive pas, Bones vient à son secours et saisit la barre pour la première fois. Il écarte ses jambes pour s’assurer une bonne stabilité. Un sourire de conquérant éclaire son visage. Cairn rejoint la proue, faisant le balancier avec ses bras car le vent qui souffle fort trimbale l’embarcation contre vagues et courant. Au sommet d’une déferlante blanchie d’écume enroulée comme un ourlet, véritable baiser d’eau et de sel instables, apparaît une silhouette brillante qui disparaît immédiatement. Cairn montre l’endroit à Mains-Sales.
« T’as vu ?
— Quoi ? »
Cairn grogne, malgré la relative obscurité de l’aube, il est certain d’avoir vu quelque chose. Il scrute les vagues, il cale ses pieds contre l’ancre. À droite, apparaît une autre silhouette, grise, bientôt accompagnée par plusieurs autres.
« Les anges de mer ! Les anges de mer ! »
Cairn réduit la voilure. Bones barre pour se diriger vers le soleil levant, très rouge pour l’automne, presque de la couleur du sang sur les galets. Droit en proue, un ange jaillit d’une vague et passe au-dessus des douces rondeurs du jour naissant. Un autre fait de même, comme s’il cherchait à se réchauffer au cœur du soleil.
« Ils existent ! Je vous l’avais bien dit ! Je vous l’avais dit…» hurle Mains-Sales.
Il éclate de rire.
Cairn ne l’a jamais vu aussi joyeux, aussi excité – on en oublierait presque qu’il est d’une idiotie sans fond. Mains-sales l’aide à réduire encore la voilure. Le nez du bateau fracasse une vague qu’il brise sans effort, éclaboussant d’eau glacée les trois adolescents, qui s’ébrouent en hurlant de joie et de peur mêlées. De joie, car les anges de mer existent. De peur, car en ce jour d’automne la mer vallonné comme les highlands. Les vagues grondent comme le tonnerre et le vent domine le monde. Un vent qui change de cap soudainement. Bones tire un bord, la voile pivote manquant d’assommer Mains-Sales qui s’est baissé juste à temps.
« Fais attention ! Annonce tes manœuvres ou tu vas finir par tuer l’un de nous ! » hurle Cairn.
Avec ce changement de cap, qui a fait glisser le soleil sur sa gauche, Bones a enfin le plaisir d’observer un ange de mer. Cairn l’aperçoit aussi. Il s’agit d’un très gros poisson, plus gros que les saumons péchés par le clan depuis qu’il fait attention à ce genre de choses. La peau de cet ange sans ailes glisse sur le regard des adolescents. De petites dents blanches garnissent le bec de l’animal, trop court, trop arrondi pour être menaçant. Cairn est désormais persuadé que les anges de mer sont des animaux comme les autres, pas plus extraordinaires que les cerfs et les aigles, fascinants mais dépourvus de pouvoirs étranges. Comme pour contredire ses pensées, un des anges se dirige vers lui, ralentit pour s’approcher du knorr à quelques yards à peine et ouvrir le bec :
«… hi hi hi…»
Cairn ouvre grande la bouche à son tour, mais aucun son n’en sort.
«… cri cri creu…»
Les anges de mer parlent, leur voix ressemble aux bruits de jouets en bois articulés.
« Ils craquettent ! » annonce Mains-Sales, pas sûr que ce verbe existe.
Les anges de mer passent et repassent tout autour du knorr. Ils possèdent un langage. Mains-Sales s’approche à gauche pour mieux les observer.
« Je veux aller nager avec…»
Le jeune homme n’a pas fini sa phrase qu’un ange de mer a jailli des flots pour sauter dans le bateau. À cet instant, exposé au bruit mat de ce corps trempé frappant le bois du pont, Cairn ne peut s’empêcher de penser à la brebis au ventre éclaté.
D’après lui l’animal pèse dans les soixante-dix livres, peut-être plus. Un autre ange de mer se jette de même.
« Ils deviennent fous ! »
Les queues des animaux, comme huileuses, battent sur le bois du pont, leurs cris transpercent les oreilles jusqu’aux larmes. Leurs petites nageoires commencent à saigner coup après coup. Un troisième ange de mer atterrit dans le bateau, après avoir glissé sur le bastingage.
« Fouteurs de truies, donnez bras… faut les remettre à l’eau ! Ils vont mourir sinon.
— Pourquoi ils font ça !? »
Cairn et Mains-Sales s’activent. Ils remettent un animal à l’eau, mais dans le même temps deux autres viennent de sauter sur le pont du bateau. Bones en attrape un par les nageoires mais se fait mordre la main. Déséquilibré d’un coup de nageoire caudale derrière les mollets, il tombe sur le cul. La peur masquant son visage, il recule dans un coin du bateau, où il reste assis entre les coffres et les trésors des Normands. Là, il ne bouge plus, il regarde le spectacle les yeux grands ouverts, paralysé, occupé à enrouler sa main blessée dans son kilt.
À l’avant de l’embarcation, Cairn hurle, donne des ordres, se débat. Mains-Sales regarde un des anges de mer qui éclabousse le pont de son sang aussi rouge que celui des hommes.
« Faut faire quelque chose ! Faut faire quelque chose !
— Tais-toi ! Mains-Sales ! Mais tu vas te taire !
— Faut faire quelque chose… On peut pas les laisser comme ça !
— Tais-toi ! »
Cairn pousse un ange de mer à l’eau, et voilà qu’un autre de ces animaux majestueux s’écrase sur ses congénères massés sur tout le côté droit du bateau.
« Ils vont nous faire chavirer ! Bones, merdeux, aide-nous ! Bones, ne reste pas là, à ne rien faire ! Bones ! »
Bones pleure, momentanément incapable de bouger. Mains-Sales tourne autour des animaux échoués dans le ventre du dragon de bois mais n’ose plus les toucher. Cairn se débat, tout seul, il a beau rendre les animaux à la mer, ceux-ci sautent à nouveau dans le bateau, où ils se massent tous du même côté. Acculé, terrifié, amoindri par un terrible mal de dos, comprenant que tôt ou tard ils vont chavirer, Cairn ramasse une épée normande, la libère de son fourreau et la lève pour achever une des bêtes. Mains-Sales s’élance, bloque le bras assassin, brise le geste.
« Tu peux pas faire ça, Cairn…
— Tu vois bien qu’il n’y a pas d’autres solutions.
— La terre se venge !
— Tais-toi !
— La terre se venge, la boiteuse avait raison.
— Laisse-moi ! Ferme le trou du cul qui te sert de bouche ! »
Cairn pousse Mains-Sales si fort qu’il le déséquilibre. Il serre le poing sur la poignée de son arme, inspire un grand coup et frappe. Et frappe à nouveau. Et frappe encore. À chaque nouveau coup, Mains-Sales rejette un corps inerte et ensanglanté à la mer. Cairn se souvient de l’homme qu’il a tué, qu’il a laissé souffrir quelques instants de ne pas avoir frappé assez fort avec la petite hache. Alors là, pour les anges de mer, il frappe de toutes ses forces, quitte à les décapiter. Il frappe, patauge dans le sang, transperce et hache…
Et quand le soleil brûle haut dans le ciel, Cairn arrête, privé de victimes, à bout de souffle. Bones se tient toujours prostré dans son coin. Il ne dit rien, il ne bouge pas. Un lac de sang roule dans le bateau, se déplace d’un bord à l’autre, au gré des vagues. Cairn et Mains-Sales sont trempés de cette même vie tranchée.
Mains-Sales pleure, il n’a pas arrêté une seule minute depuis le premier coup d’épée, ses larmes éclaircissent le sang qui couvre son visage.
« Comment on a pu faire ça ?
— Y’avait pas d’autres solutions.
— Et qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?
— Se frotter la couenne, nettoyer le bateau…
— Et après ?
— On verra. Va voir Bones. Va voir s’il va bien…
— J’ai peur.
— Mains-Sales ! Va ! Voir ! Bones ! »
Cairn ramasse un linge à peine ensanglanté pour y nettoyer la lame de son épée. Il la plante dans le mât, à l’horizontale, bien en vue, comme s’il marquait de la sorte sa malédiction.
VII
À grands coups d’eau salée, de vêtements transformés en chiffons, Bones et Mains-Sales diluent le sang des anges de mer, le rendent aux flots. Pesant sur les écorchures de leurs genoux, ils pleurent, ils essorent, mais se taisent. De son côté, Cairn met de l’ordre dans leurs possessions, il jette aux poissons la nourriture gâtée par le sang, les produits rendus inutilisables par cette marée écarlate et les éclaboussures qui l’ont accompagnée.
Épuisés, Bones et Mains-Sales arrêtent un travail de nettoyage qui semble sans fin. Le pont du bateau se déroule sous leurs pieds, de la proue à la poupe, rose avec quelques reflets rouges. Aucun d’eux n’a plus le courage de continuer pour aujourd’hui.
« Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » demande Bones.
Cairn regarde, cherche les étoiles, écoute le vent dans la voilure et sur les vagues. Il suit des yeux le reflet de la Lune, si faible car la nuit se drape de nuages. Il n’a pas entendu ce que son ami vient de lui dire.
« Alors, Cairn, après un tel exploit, que faisons-nous, où allons-nous, puisque tes coups d’épée ont fait de toi notre chef ? »
Le regard de Cairn perd le reflet de la Lune, noyée quelque part, cachée derrière une vague, sous un nuage. Il se retourne, s’approche de Bones jusqu’à sentir son souffle, son haleine, qui le domine, caresse son front.
« Tu crois que c’est une bonne idée de rentrer après avoir fait ça, Bones ? Tu crois que les nôtres vont bien nous accueillir ?
— Personne n’en saura rien si on ne dit rien.
— Tout se sait tôt ou tard. Toi tu parleras en dormant, moi dans le cul d’une fille, Mains-Sales dès qu’il verra papa et maman. Tu sais qu’il dit toujours la vérité. Tout se sait, tôt ou tard, aucun gosse n’a de secrets bien longtemps, nous sommes trop cruels avec nous-mêmes pour nous préserver de notre propre maladresse.
— Alors on fait quoi ?
— Je te laisse ma place de chef, je te laisse l’épée qui nous a empêchés de verser dans les flots. Tu fais ce que tu veux. Moi je ne reviens pas chez les parents, après ce qui est arrivé aujourd’hui. C’était le prix à payer pour avoir tué les hommes du nord à qui j’ai volé le bateau, ce beau dragon. J’ai été idiot de croire que l’Écosse me le laisserait pour rien.
— Tout ça, c’est la volonté de Dieu, Cairn.
— Dieu n’existe pas. Dieu et Diable sont des fantômes, des illusions que nos parents utilisent pour nous éduquer, briser notre goût pour la liberté. Dieu et Diable n’existent pas, mais la terre existe, la mer existe. Je marche sur les terres d’Écosse depuis le jour de ma naissance. Et quand je vogue, j’éventre les flots des mers, je blesse chaque vague, je contredis chaque courant en m’aidant du vent. En ça la boiteuse avait raison. »
Mains-Sales bégaye quelques mots :
« Tu… Tu as tué les Normands ? Et tu nies Dieu ?
— Oui, je les ai tués un à un, sur la plage. Et je fous Dieu du cul au cœur.
— Nous sommes maudits. On ne peut pas dire que Dieu n’existe pas. On peut pas dire de telles choses…
— Nous ne sommes pas maudits, Mains-Sales. Et moi je te dis que Dieu n’existe pas et je le prouve…»
Cairn lève les poings au ciel.
« Si tu existes, Dieu, fouteur de truies comme il n’en existe pas, foudroie-moi, prends ma vie, ici tout de suite… Tu vois, Mains-Sales, il ne se passe rien. Rien. Et si quelqu’un est maudit c’est moi, moi seul. Et en tuant les anges de mer je viens de payer un lourd tribut pour avoir volé ce bateau.
— T’es fou et ta folie va nous tuer. Comment peux-tu être aussi calme, comme s’il n’était rien arrivé ?
— Tu crois que je me sens comment là ? Bien ? Tu crois que je me sens bien ?! Je souffre comme j’ai jamais souffert et c’est ça qui fait de moi un homme !
— Ne crie pas, je t’en prie. J’ai mal à la tête…»
Mains-Sales se remet à pleurer.
« Mais vas-tu donc arrêter de couiner comme un porc, de chialer comme une fille, haggis ! »
Cairn frappe Mains-Sales au visage. Ce dernier riposte aussitôt ; il attrape son ami par les épaules et le jette à terre avant d’être retourné avec facilité et maîtrisé.
« Si on se bat, on n’ira nulle part. Si on s’entraide on va peut-être vivre de bons moments.
— Comme les anges de mer ? demande Mains-Sales en mêlant les hurlements à ses larmes. C’est ça tes bons moments ? »
Cairn se lève, laisse son ami à terre. Il avance jusqu’à l’avant du bateau pour poser ses fesses, les jambes lovées autour du cou du dragon de bois, les pieds au-dessus de l’eau.
Reposé, déterminé, il regarde la crête des vagues. Il s’accroche au dragon comme il s’accrocherait à une fille. Il cherche des anges de mer, vivants, mais il ne voit aucune de ces fabuleuses créatures, aucune… Juste l’obscurité posée sur les vagues, comme le ciel sur les plus hautes montagnes d’Écosse. Il entend presque les coups d’épée. Un poids écrase sa poitrine. Ses parents et ses sœurs lui manquent, mais jamais, jamais, il ne l’avouera aux autres. Il serre encore plus le dragon de bois dans ses bras. Sous sa peau tendue, son sang furieux se divise en rivières bleutées.
Bones rejoint Cairn pour lui parler :
« Alors, on fait quoi, Bones ? À ton avis ?
— J’en sais rien. Je ne suis pas fait pour être chef. Et je suis bon à rien. Je suis pas bon aux champs, nul à la chasse, boueux à la pêche, peureux à la bataille. Qui veut de moi ? Personne.
— Si, nous. T’es plus intelligent que moi et Mains-Sales réunis. J’ai besoin de toi. Tous les trois on peut s’en sortir.
— Pourquoi t’as tué les anges de mer ? On aurait pu laisser chavirer le bateau normand, ce dragon n’était pas à nous. On aurait nagé, on se serait peut-être noyés, c’était notre punition... Pourquoi alourdir nos fautes encore plus ?
— Pour être des hommes. Pour vivre différemment, diriger notre vie où on veut, au lieu d’obéir, de n’être rien. Tu comprends, Bones, nos parents nous tiennent avec l’enfer et le Paradis, mais il n’y a rien après la vie. Rien du tout. Tu le sais, ça ? C’est au fond de toi, dans un endroit de ton âme que tu n’interroges jamais.
— T’as raison. Je sais qu’il n’y a rien après la mort, rien.
— Alors il faut arracher à la vie ce qu’elle nous promet mais ne nous donne pas. »
Bones laisse son regard dériver sur les flots. Il n’y a rien à voir. Rien. Pas la lumière d’une étoile ou d’une ferme, pas même le reflet de la Lune. Ses yeux plongent dans ceux de son ami.
« Si on échappe aux ténèbres éternelles, c’est pire… C’est l’errance, pour ceux qui ont la malchance de devenir des fantômes, pour ceux qui ont été maudits. Tu sais ça, Cairn ?
— Hun…
— Je crois que pour diriger, il faut d’abord obéir longtemps. Ce qu’aucun de nous n’a jamais fait ; pas même cet idiot de Mains-Sales. »
Cairn réfléchit à cette phrase.
« Alors engageons-nous contre l’Anglais. À Urquhart, sur le Loch, à l’ouest d’Inverness, ils engagent des manants de notre âge pour envahir le Yorkshire. Là, on obéira, ça nous forgera.
— Pour moi Urquhart c’est parfait. De toute façon il n’y a rien d’autre à faire et je ne veux pas retourner chez moi, pas après ce qui s’est passé aujourd’hui… Ou alors…
— Quoi ?
— Il faut tuer Mains-Sales, annonce Bones à voix basse. Nous deux on peut garder un secret, pas lui.
— Le tuer ?… Non… Je n’y arriverai pas, oublie ça… Va le réveiller et demande-lui ce qu’il pense d’Urquhart. »
VIII
« Où est l’ouest ?
— Repère-toi aux étoiles…»
Cairn lève les yeux, la nuit tremble, noire de nuages amassés, plombée. Un orage se prépare. Plus qu’un orage : une grande tempête.
« Les vents nous poussent vers l’est.
— Alors il faut louvoyer pour revenir vers la côte et se mettre à l’abri dans un bras de mer, près d’Inverness. Après nous remonterons…
Un éclair déchire sa phrase, suivi par le vacarme de grosses gouttes d’eau qui frappent la voile, les vagues, le pont et les visages.
«… le long de la rivière Ness, vers Urquhart…»
Cairn regarde l’orage qui gonfle dangereusement les vagues.
« On va tous mourir ! lui hurle Bones.
— Peut-être ! Et alors ? Est-ce que notre vie a tellement de valeur ? »
Cairn se met à la barre et commence à lutter contre le vent alors que ses compagnons réduisent la voilure au minimum.
Les corps s’arc-boutent, alourdis de pluie, d’eau de mer et de sueur. Sur fond de déferlantes, les éclairs découpent la lutte incessante de trois jeunes hommes contre la mer et sa colère. Chaque cri doit obligatoirement couvrir le tonnerre pour être entendu. Les coups de poing du vent déforment les joues et la voile, tirent sur les cheveux, transforment en pluie les vomissures des estomacs contrariés par le tangage et le roulis. Chaque vague prise de face manque d’emporter l’un ou l’autre membre de cet équipage de fortune, chaque montagne écumante prise de côté manque de renverser le bateau, de l’engloutir à jamais.
Mais Cairn tient bon, comme Bones, comme Mains-Sales. Aucun d’eux ne baisse les bras. Ils livrent bataille avec tout leur souffle, tout leur courage, le goût des vomissures planté dans la gorge et les lèvres. Ils barrent, écopent, tiennent la voile sans se soucier de la fatigue, car leur vie en dépend.
Et aux cris du monde, des éléments en colère, s’opposent des cris de joie quand la terre apparaît, devant, avec dans le dos les premières chaleurs du jour, déjà prêtes à faire fleurir le sel sur les peaux tannées.
« Ouais !
— On y est arrivés ! »
Cairn, Bones et Mains-Saies s’accolent et dansent. Après quelques pas incertains, Bones tombe, déséquilibré par le roulis. Le cul sur le pont, il rit aux éclats. Un peu plus tard, assez proches de la côte pour jeter l’ancre, ils s’écroulent pour de bon, affamés, épuisés, mais heureux, heureux d’avoir été des hommes, d’avoir affronté la mer, de l’avoir brisée comme on brise les chevaux sauvages de la région de Muir of Ord, en les chevauchant de l’aube au crépuscule, en les respectant et surtout en ne donnant aucune valeur à leurs caprices.
Il est midi au soleil quand ils s’endorment.
Cairn se réveille le premier… Il essaye de se lever, mais son corps ne répond pas à ses sollicitations. Il essaye à nouveau, tire sur son buste, et abandonne. Il prend alors le temps d’observer ce qui l’entoure. Il est couché au cœur du dragon du bois, comme cloué à travers hanches et nuque… Ses camarades ne sont plus là. Au-dessus, le ciel se tend et se détend, comme un drap lourd de sang… un ciel rouge, peuplé de nuages cartilagineux… Un homme maigre, ensanglanté, a été crucifié au mât. Un homme qui a pour tête celle d’un ange de mer, dont la gueule craquettante remplace la bouche. Ça pourrait être Bones, mais ce n’est pas lui. L’homme à la tête grotesque est trop musclé, trop large d’épaules. Son flanc gauche saigne abondamment. À coups de creu-creu, l’horrible chose raconte une histoire incompréhensible pour Cairn mais une histoire quand même – sa triste vie probablement. Une jeune femme enfantée de l’air se matérialise aux côtés du jeune homme immobile. Blessée, elle aussi, au niveau du visage. Elle tient dans ses mains une simple coupe de bois qu’elle plonge dans une flaque de sang qui ne semble pas si profonde, qui donnait l’impression d’être à peine plus épaisse que la tranche d’une feuille. Mais la coupe disparaît et avec elle la main qui la tient, puis elle réapparaît, remplie d’un sang couleur charbon, comme une nuit liquide.
« Tu as bien œuvré, Cairn… maintenant, bois ! »
Il se souvient de cette fille, c’est lui qui l’a frappée, c’était… il ne sait plus… Mais il se souvient bien de cette fille. Il se souvient de l’avoir traitée de catin. Il boit, car il a soif. C’est bon, tiède et sucré…
« Profite, Cairn, désormais le temps t’est compté… les anciennes forces viennent de vaincre, grâce à toi et bien d’autres, les nouvelles idoles…»
La chose crucifiée a disparu. Il en va de même, pour la fille défigurée. Le ciel est toujours rouge et Cairn étouffe… les mains serrées sur sa soif.
Il se réveille le premier, la peau du cou rouge, irritée, comme s’il avait essayé de s’étrangler… Le crépuscule l’entoure de couleurs tristes. Il ne sent que sa bouche pâteuse. Les courbatures rendent sa démarche hésitante. La faim coule comme du lait aigre dans son ventre. Ses lèvres sont brûlées par le sel et sa langue semble occuper tout l’espace de sa bouche. Il réveille ses amis à coups de pied, trop angoissé pour affronter ce sentiment tout seul.
« Toujours prêts pour Urquhart ?
— Oui. J’ai une de ces soifs…
— Alors levons l’ancre, hissons la voile, nous sommes tout près de l’embouchure de la rivière Ness. L’orage a sans doute gonflé cette rivière, on aura assez de tirant d’eau pour la remonter de nuit, sans être vus. Le vent est bon, l’orage nous a rapprochés de notre but.
— On remontera jamais le courant d’une rivière gonflée par toutes les pluies des collines d’Inverness.
— On utilisera des bœufs, nos bons vieux bœufs des highlands, pour tirer le dragon sur la Ness. »
À la nuit noire, Cairn lance Mains-Sales et Bones chez les honnêtes gens. Le premier revient d’une ferme proche, peu de temps après avoir été avalé par l’obscurité du dehors. Ses bras portent deux miches, une pleine cruche de bière. Plus tard, Bones réapparaît. Il se débat avec un couple de bœufs des highlands, les mène à coups de manche d’outil pour les faire franchir la rivière Ness par le pont au nord du village. Il n’élève pas la voix, mais il frappe fort pour mener les animaux. Il arrête les bœufs sur la plage, non loin du dragon de bois.
« Il nous faut une bonne corde.
— Y’a qu’à en prendre une du gréement et la doubler. »
Mains-Sales boit à la cruche la bière fraîche qui inonde sa barbe et sa poitrine. Il s’essuie du revers de la manche et rote bruyamment.
« Tu devrais faire encore plus de bruit, donne-moi cette satanée cruche. »
Cairn s’empare de l’objet, boit à pleines gorgées, le passe à Bones qui finit la bière et rote à son tour.
« Pour la discrétion, on peut compter sur vous. Y’a pas à dire. »
Cairn harnache les bœufs, double la corde. Bones se met à la barre du knorr. Mains-Sales saisit un des anneaux de fer du harnachement pour passer la corde dedans, faire un solide nœud.
Le bateau roule doucement en eaux peu profondes, dans l’embouchure de la rivière Ness, là où se mêlent les eaux. Les bœufs, plantés dans les galets à cinq yards du dragon, ne daignent pas bouger, ni au premier, ni au vingtième, ni au dernier coup de manche.
Cairn se tourne vers Bones, il lui fait signe de venir, il fait signe à Mains-Sales de monter dans le bateau. Bones approche des bœufs alors que Mains-Sales arrive enfin à monter à bord du dragon après avoir glissé une première fois à l’eau.
« Comment t’as fait pour les faire venir ?
— Je les ai frappés.
— Où ?
— Sur le haut de la patte arrière, là où il y a beaucoup de poils et beaucoup de chair.
— Montre. »
Bones prend le bout de bois des mains de Cairn et frappe un des bœufs, l’animal renâcle, mugit très fort, et se met à reculer jusqu’à patauger dans l’eau de mer.
« On va se faire repérer. »
Bones frappe le bœuf à nouveau. Même résultat, l’animal a reculé dans l’eau salée, tirant avec lui son compagnon placide.
« Laisse-les partir. On n’y arrivera pas.
— On peut pas aller à Urquhart à pied, il y a quinze ou vingt lieues. On sera dévalisés avant d’arriver. Ou pendus…
— Je sais. »
Bones regarde la rivière Ness. Le courant n’est pas si fort, le bateau est somme toute très léger. Il réfléchit.
« Un de nous sur chaque rive et on tire, on devrait y arriver, il faut tirer sur trois lieues, peut-être moins…
— T’es fou ? Trois lieues ?
— Essayons… Il faut d’abord se débarrasser de la voile alourdie par toute l’eau de mer qu’elle a bue. Ça allégera le bateau. Si on n’y arrive pas, on volera un bateau sur le Loch.
— Ce bateau, Bones, ce dragon normand, c’est notre fierté. On s’en débarrasse pas, on renonce à Urquhart, on descend vers Perth, mais on n’abandonne pas le dragon…
— Essayons, Cairn, essayons de le tirer, il y a assez d’eau. Si on n’y arrive pas, on verra. Et dépêchons-nous, le jour se lève bientôt.
— Regarde, la brume se lève… La terre a enfin décidé de nous aider et non de nous punir. »
La masse sombre et affaissée de la voile pèse sur les galets comme un cadavre auquel on aurait enlevé les os. Planté dans l’herbage de la rive droite, Cairn attend que Bones lui donne l’ordre de tirer. Mains-Sales sifflote sur l’autre rive. Il attend, lui aussi.
« Allez ! »
Les deux jeunes gens tirent le bateau, leurs chausses s’enfoncent entre les galets, la corde fait saigner leurs mains, mais ils tirent et tirent encore. Cairn a l’impression qu’il restera voûté toute sa vie tant son corps lutte contre le poids du bateau, la force du courant. La brume et la nuit les protègent des regards indiscrets. Aux premières chaleurs de l’aube, il en sera autrement, mais ça n’aura plus vraiment d’importance car ils ont déjà dépassé les dernières maisons d’Inverness de plus d’une lieue. Ils sont presque arrivés au loch.
Bones leur ordonne d’arrêter de tirer, d’attacher une des cordes à un arbre. Cairn enroule sa corde autour d’un tronc brisé par la foudre en tirant dessus de toutes ses forces. Il fait un nœud de marin et marche jusqu’au knorr.
« Que se passe-t-il ? On fait une pause ? On en a fait une il y a peu… Le soleil va bientôt se lever.
— Regarde devant. »
Cairn fait le tour du knorr. Il observe alors ce qu’il craignait le plus. Une zone de rapides, hérissés de petits rocs gris, sans trop de courant mais sans aucune passe assez profonde pour le bateau. Ce passage sépare la rivière du loch. Bones saute dans l’eau et va inspecter les lieux, il remonte l’amont sur plus de trois cents pas.
« C’est trop bête, on y était, là, à quatre cents yards, à peine, peut-être moins, c’est le Loch.
— Oui. »
Bones regarde la rivière Ness. Il ne se contente pas de jeter un regard sur l’eau vive, il prend le temps de l’étudier. Avant les rapides, le cours d’eau se divise en un bras, fin, qui traverse la lande verte, dessine en elle une longue boucle calme et profonde. Une petite cascade, de deux pieds de haut, marque la fin de ce bras pour rejoindre les rapides presque à leur naissance.
Bones a une idée. Mais avant d’en parler, il vérifie le tirant d’eau et la largeur de cette voie inespérée.
« On pourra jamais tirer le bateau sur ces cailloux sur deux cents yards pour arriver au bras principal, par contre si on hisse le bateau au niveau de la cascade…
— Tu as vu le poids de ce monstre. Tirer un bateau sur une rivière calme c’est quelque chose, le soulever, c’est un autre problème.
— Regarde à droite de la petite cascade, regarde à gauche, que vois-tu ?
— Des arbres. Et alors ?
— Réfléchis, Cairn comment crois-tu qu’on soulève une poutre, les pierres d’une cathédrale ?
— Avec des cordes, en les faisant… Ça va, j’ai compris. J’ai compris. Je passe la corde derrière le premier arbre, devant le second… Je l’huile ainsi que les troncs et Mains-Sales fait de même sur sa rive. Ensuite on tire le knorr la proue en avant, car la tête du dragon est très lourde. Si elle passe… le reste suivra…
— Y’a qu’à la trancher pour alléger. On n’a pas besoin de la tête du dragon…
— Si c’est pour que de la merde de ce genre en sorte, Mains-Sales, tu ferais mieux de fermer la bouche. On devrait y arriver… sans décapiter notre fierté. Surtout si Bones nous aide en poussant.
— Je vais pousser…
— T’es génial, Bones. T’es génial. Tu vas voir comment on sera accueillis à Urquhart, comme des rois… Les rois du Loch Ness ! »
Mains-Sales s’approche de ses compagnons.
« Souvent mon oncle me parle des bêtes qui vivent dans les lochs. J’ai peur qu’une de ces bêtes renverse le bateau.
— Il n’y a pas de bêtes dans les lochs…
— Pourtant on dit que Saint Columba vit une aquatilis bestia dans cette rivière. Et qu’il y a un monstre qui dort au fond du Loch Shiel.
— Une quoi, Mains-Sales ?
— Une bête, c’est du latin… Mon oncle Duncan aime bien parler en latin, c’est beau le latin, un jour j’apprendrai…
— Assez perdu de temps avec les légendes… Et le latin. »
Sans se ménager, les trois jeunes gens préparent les cordes, vident le bateau, se débarrassent de son gréement, de tout ce qu’il contient. Ils enlèvent l’ancre, le gouvernail ; entassent les trésors des Normands dans les grandes herbes sèches qui se plient au-dessus des flancs ouverts de la rivière Ness.
Et en milieu de matinée, entourés par une brume glacée, ils sont fin prêts. Leurs paumes couvertes de croûtes de sang saisissent les cordes, accompagnent le bateau que l’on hisse. La tête de dragon passera en premier, le regard prêt à pétrifier les eaux calmes du Loch Ness.
Les jeunes gens chantent pour se donner du courage, soufflent, glissent dans l’herbe boueuse, sur les galets de la rivière. Le fond du bateau racle sur les rochers de la cascade et quand celle-ci éclabousse abondamment Bones, ils comprennent qu’ils y sont arrivés. Ils hurlent de joie, amarrent le bateau là où l’eau dort au-dessus d’une épaisse couche de vase.
Les brumes ne se dissipent toujours pas alors qu’ils travaillent à remettre dans le bateau toutes leurs affaires, les rames, le gouvernail, l’ancre. Sans trop de difficultés ils tirent le dragon jusqu’au Loch.
« On y est ! Devant nous le Loch Ness, et derrière la brume, à quinze lieues : Urquhart.
— Urquhart ! »
Mains-Sales et Cairn tirent le knorr qui fend la surface d’un épais tapis de brume. Arrivés sur le Loch, ils franchissent de hautes herbes, l’eau à la hauteur du nombril.
« Montez, montez ! » les invite Bones.
Mains-Sales regarde ses mains, salement abîmées.
« Il faudrait mettre quelque chose dessus.
— Sûr… On verra ça à Urquhart. Tu peux tenir la barre ?
— Je crois. »
Bones et Cairn se mettent aux avirons. Ce dernier a enveloppé ses mains blessées dans des linges secs. Et les voilà lancés à la conquête de terres inconnues, de rives dont ils ne connaissent ni les arrondis, ni les creux.
La brume ne les quitte pas, et la tête de dragon qui les précède regarde le jour de ses yeux froids.
Cairn croit distinguer une larme couler sur le bois, une larme de dragon, mais il se secoue la tête comme pour effacer la vision. C’est une éclaboussure, une simple éclaboussure…
Soudain l’obscurité s’abat sur le monde, mais aucun d’eux n’a le temps de parler que le jour a déjà réapparu. Les brumes s’éclaircissent, laissent paraître la rive la plus proche, mais rien de plus, et les ombres recouvrent le monde à nouveau, le plongent dans un instant de nuit. Le temps que les avirons sortent de l’eau, le jour tente de s’imposer, sans succès, encore et encore.
Cairn et Bones cessent de ramer et essayent de comprendre quel est ce rythme de lumière et de ténèbres qui gagne l’Écosse. Un rythme qui s’accélère, qui s’accompagne d’un peu de pluie, puis de neige et de pluie à nouveau. Jour. Nuit. Jour. Nuit…
« Que… que…»
Mains-Sales bégaye, n’arrive pas à faire de phrases. Dans ses mains en coupe quelques flocons de neige fondent doucement.
Les jours passent plus vite que les oiseaux en piqué. Les saisons se déroulent sans s’arrêter. Cairn a rangé son aviron, le long du bastingage. Il regarde le ciel, les rives, le monde. Ses pas le mènent de proue en poupe. Il observe la surface des eaux, couvée par la brume, et tente de comprendre, sans succès.
« Qu’est-ce qui se passe, Cairn ? »
Ce dernier ne répond pas, il observe… Il regarde la nuit dévorer le jour. Et le jour se nourrir de cette nuit immédiate. Mais déjà une nouvelle chape de ténèbres engloutit ce simple fil de chaleur. Ils dérivent sur le dos d’un monde de brumes compactes. Cairn aperçoit de la neige sur les proches sommets, puis de l’herbe verte et de la neige à nouveau. Bientôt, il ne distingue même plus le rythme des jours et des nuits. Le paysage semble plongé au cœur d’un crépuscule gris, infini, dénué d’odeurs.
Mains-Sales s’approche du bord du bateau.
« Que se passe-t-il ?
— Je ne sais pas.
— Je saute, la rive est toute proche, je vais nager jusque-là…
— Attends. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. J’ai un mauvais…
— Pressentiment ?
— Oui. »
Cairn se penche par-dessus bord, perce le tapis de brume à l’aide de sa main tendue et touche l’eau du bout des doigts. À ce moment précis, il retire sa main le plus vite possible, le souffle coupé par la douleur. Le bout de ses doigts lui semble broyé, charcuté par une infinité de petits chocs, aussi nombreux que les brins d’herbe sur les landes printanières. Plus de chocs qu’on ne peut en compter en une vie.
Il approche la main de ses yeux : la peau de trois de ses doigts est rongée jusqu’à la chair, jusqu’à la blancheur de l’os pour le majeur. Il enveloppe sa main blessée dans un bout de tissu et attire Mains-Sales à lui en grimaçant de douleur.
« Ne saute pas, tu en mourrais.
— Que se passe-t-il ? se met à pleurer Mains-Sales. Montre-moi ta main… Qu’y a-t-il sous la brume, un monstre, une aquatilis bestia ?
— Je ne sais pas. Je crois que c’est l’eau qui m’a blessé.
— L’eau ? L’eau ne blesse pas. Tu racontes n’importe quoi. C’est un monstre…
— Non, je te dis que c’est l’eau. Je ne suis pas fou. »
Un bruit épouvantable déchire le ciel et Cairn entr’aperçoit une sorte d’oiseau blanc aux ailes rigides, qui laisse derrière lui un trait de fumée blanche, un trait de vie arraché à un nuage. Peut-être s’agit-il d’un des anges de l’Apocalypse, un des signes de saint Jean. Alors il regrette d’avoir renié Dieu. Il n’a vu l’ange, ne l’a entendu qu’un instant, même pas la durée de vie d’une étincelle de forge mais tout de suite après, il en voit un autre, légèrement différent.
« Qu’est-ce ? demande Bones qui a vu la même chose.
— Je ne sais pas… Les anges de l’Apocalypse peut-être…»
La brume se dissipe légèrement et les ans passent plus vite que le cœur de l’homme qui court. À l’horizon, vers l’ouest, se dresse un mur de ténèbres, une pluie de plomb liquide. Une paroi opaque qui progresse et apparaît aussi à l’est. Sous cette menace, l’Écosse a bien changé. Cairn et ses compagnons aperçoivent des habitations un peu partout sur les bords du loch, certaines sont blanches comme la neige. Plus loin, ils observent les pierres renversées d’un château en ruine, là où il ne devrait y avoir qu’un campement, le campement d’Urquhart. À l’est, Inverness se dresse en des dizaines de tours qui brillent comme des bijoux.
Cairn regarde les tours, les étranges maisons. Il ne comprend pas. Même les champignons ne poussent pas aussi vite.
« Ces gens dans les fermes blanches, tu crois qu’ils nous voient ?
— Je crois qu’ils voient juste un monstre, posé sur un coussin de brume… Un dragon entouré de brumes…»
Mains-Sales montre le mur de ténèbres qui progresse vers eux, qui entoure un monde lancé à toute allure.
« La terre nous a punis, Cairn ! C’est le jugement dernier. »
Cairn regarde le mur de ténèbres. Celui-ci semble encore à vingt ou trente lieues. Il progresse lentement.
« Ces ténèbres dévorent tout… Nous ne sommes pas les seuls à avoir été punis.
— Ça approche…
— Ne regarde pas, Mains-Sales… Ne regarde pas ! »
Cairn tient un couteau dans la main, cette lame qu’il s’est juré de garder jusqu’au jour de sa mort. Il serre son poing autour du manche d’os. Alors que Mains-Sales s’approche de lui en pleurant, d’un geste brusque Cairn fait glisser la longue lame courbe le long de la gorge de son ami d’enfance. Il libère ainsi une cascade de sang qui se tarit après quelques saccades effrayantes. Le grand corps égorgé s’affaisse, inonde le pont de son sang si fluide.
Cairn et Bones se regardent sans mot dire, se comprennent et se débarrassent du corps flasque en le jetant par-dessus bord. En touchant l’eau ce dernier craque comme mille arbres morts, et disparaît lentement.
Les deux survivants utilisent les rames pour se mettre bien en face du mur de ténèbres. Les rames vibrent, produisent un bruit effroyable, sont dévorées comme le bout des doigts de Cairn, mais néanmoins ils arrivent à redresser l’embarcation. Maintenant que les ténèbres les encerclent, les rames n’ont plus aucun rôle à jouer. Le Cercle s’étend sur deux lieues de diamètre, bientôt moins et l’instant d’après encore moins.
« C’est la fin du monde, annonce Bones. Il y a dû y avoir des crimes bien plus terribles que le meurtre de quelques Normands malades. »
Cairn et Bones attendent la morsure des ténèbres, dans le silence, au cœur de la brume, sur le dos du dragon de bois qui les a menés là.
« Tu regrettes l’aventure ? demande Bones.
— Non, je vais enfin savoir si le Diable existe.
— Il n’existe pas, Cairn… (Bones désigne le mur de ténèbres du bout de l’index)… Le monde s’est vengé des hommes comme la terre d’Écosse s’est vengée de nous !
— Tu crois ? »
Cairn regarde les ténèbres qui approchent, qui sont si proches, dont l’odeur rappelle celle de la foudre. Sa mort lui appartient et à nul autre. Il saisit la peau de sa gorge de sa main gauche, tire dessus pour la tendre, et utilise le couteau pour s’ouvrir la gorge, franchement, de toutes ses forces. Il sourit et de son second sourire jaillit le sang.
Notes de l’auteur
Les dauphins écossais décrits dans ce texte sous le sobriquet d’anges de mer n’ont rien de fictif, une colonie de ces superbes mammifères joue le rôle d’attraction touristique à Inverness depuis des années, certaines brochures assurent qu’on trouve leurs premières traces dans des textes et des gravures du XIIIe siècle.
Quant aux Vikings qui auraient découvert l’Amérique, que ceux qui seraient intéressés ou intrigués par le sujet se penchent sur l’extraordinaire ouvrage, abondamment illustré, de Robert McGhee, Le Canada au temps des aventuriers, livre édité par le Musée des civilisations de Hull, où l’auteur évoque diverses expéditions vers le Nouveau Monde, dont celle de l’Irlandais saint Bredan au VIe siècle et évidemment celles d’Erik le Rouge. Et si Christophe Colomb n’avait pas découvert l’Amérique ?
Pour ceux que ça intéresse, le tomahawk, les robes amérindiennes décrites, ainsi que les autres objets sont d’origine micmac – la tribu dont parle Stephen King dans Pet Sematary. Impossible de noter tous les ouvrages de référence sur les Amérindiens, mais le meilleur me semble être Les Indiens d’Amérique de David Hurst Thomas, Jay Miller, Richard White, Peter Nabokov, Philip J. Deloria, éditions du Rocher.
Les détails concernant les monstres lacustres sont tirés de l’étude de Michel Meurger : Le Monstre du Loch Ness (in Scientifictions 1/2, Encrage édition).